Parfois, une âme tout à fait innocente devient la cible infortunée de tous les malheurs du monde.
La famille Galaght aurait pu être une famille heureuse. Enivrés par un amour aussi éphémère que foudroyant, les parents d'Astalée s'étaient mariés jeunes. Naïfs et portés par l'insouciance de leur jeunesse, ils n'avaient pas attendu pour donner naissance à leur premier - et dernier - enfant, qu'ils nommèrent Astalée Noïrin.
Si l'apparition de son visage souriant dans la vie de ses géniteurs apporta avec elle une vague d'euphorie, celle-ci fut toutefois de courte durée. En effet, le bonheur artificiel de cet union prématuré prit fin dès le troisième mois suivant la naissance du petit hybride.
Astalée n'aura jamais la joie de voir le sourire de sa mère.
En l'espace de quelques mois, Remus Galaght, d'un homme honorable, était passé à un parfait ivrogne. Noyé dans l'alcool, il était devenu un être pitoyable, frappant sa femme et ne cherchant plus à se réintroduire dans la société, trop aveuglé par un sentiment d'injustice entraîné par un licenciement soudain.
Jour après jour, le visage de la belle Lidya Galaght s'assombrissait. Rouée de coups et sans cesse rabaissée par l'homme qu'elle essayait d'aimer, elle finit par tomber dans une profonde dépression, dépression dont elle ne parviendra jamais à sortir.
Ignorante ou optimiste, jamais elle ne se dresse face à l'adversité qui pourtant la tourmente.
Pendant une partie de sa vie, Astalée avait réussi à ne pas laisser les malheurs qui le touchaient avoir la moindre influence sur sa joie de vivre : il était un enfant curieux, joueur, et avide de faire de nouvelles rencontres. Rien dans son comportement ne laissait transparaître du drame familial qui se déroulait pourtant entre les murs de son foyer.
Pendant que père et mère se déchiraient, l'enfant, lui, commençait à découvrir le monde qui l'entourait. Jusqu'à l'âge de cinq ans, les petits pas de course du jeune Astalée dansaient dans la maisonnée, au rythme des chocs de bouteilles et des coups que sa mère recevait.
Il était difficile de savoir s'il était capable ou non de comprendre le désespoir qui régnait dans sa propre maison. Même s'il était rare que son père porte la main sur lui, il le gratifiait tout de même d'une multitude d'insultes, mais sans jamais que le petit hybride ne verse la moindre larme. Le garçon restait heureux, du moins en apparence.
Peut-être avait-il déjà pris l'habitude de vivre cela.
Peut-être était-ce normal pour lui d'être traité de la sorte.
Incessamment martelée par ces maux, elle finit fatalement par penser que c'est elle qui les a engendré.
Durant sa cinquième année d'existence, Astalée perdit ses parents.
Le père, alcoolique, avait finit par sombrer dans un coma éthylique dont il ne se réveillera jamais. La mère, elle, perdue sans celui qu'elle méprenait pour l'amour de sa vie, finit par en perdre la tête. Lidya devenue l'ombre d'elle-même et négligeant son propre fils, ses voisins ne tardèrent pas à la dénoncer aux services sociaux.
Sans surprise, la garde de son enfant lui fut retirée.
Il ne fallut toutefois pas longtemps pour que le petit garçon aux cheveux bleus se fasse remarquer et qu'une première famille d'accueil le sorte de l'orphelinat où on l'avait placé.
Mais un malheur n'arrivant jamais seul, c'est dans les bras d'une famille au bord de la déchirure qu'on avait envoyé le pauvre Astalée. Encore de l'alcool, toujours des cris, et pas même une chambre où coucher. Il n'y resta que quelques mois, avant que les services sociaux ne le ramènent à nouveau à l'orphelinat.
Le deuxième couple à l'avoir arraché de là ne fut pas plus adéquat pour un enfant que le premier, si bien que cette fois encore, ce furent des voisins qui signalèrent la maltraitance de l'enfant aux autorités.
Pour un garçon de cet âge, il était difficile de saisir le sens de la situation dans laquelle il se trouvait.
Pourquoi l'avait-on retiré des bras de sa mère ?
Envoyé dans des familles qui ne voulaient pas de lui ?
Pourquoi personne ne semblait vouloir l'aimer ?
Avait-il fait quelque chose de mal ?
C'est à six ans, au sein de sa troisième famille d'accueil depuis qu'on l'avait séparé de sa mère, qu'Astalée forgea ses premiers souvenirs heureux.
Il était cependant loin de se douter qu'ils seraient également ses derniers.
Sagement, elle accepte son sort.
C'était une famille simple, un couple comme on peut en voir partout. Comme les précédentes familles d'accueil, celle-ci avait immédiatement été attirée par la chevelure inhabituelle du jeune garçon.
A peine arrivé dans sa nouvelle maison, Astalée s'y était senti chez lui. Un sourire permanent habillait ses lèvres et c'était un enfant heureux qui faisait vivre le foyer à travers ses éclats de rire.
Presque trop hyperactif pour ses nouveaux parents qui accueillaient un enfant dans leur vie pour la première fois, on l'inscrivit rapidement au club de football local, dans l'espoir qu'il y dépense assez d'énergie pour redevenir plus calme en soirée.
Astalée était ravi. Là-bas, il se sentait à sa place, entouré pour la première fois d'enfants de son âge qui ne demandaient qu'à mieux le connaître. C'est là qu'il rencontra la première véritable amie dont sa mémoire pouvait se souvenir : Yamina.
De tous les amis qu'il avait pu se faire à cette époque, elle était la seule dont son esprit n'avait jamais oublié le nom.
Dès leur première rencontre, les deux enfants s'adoptèrent mutuellement et devinrent un duo inséparable au sein de l'équipe. Semblables en tous points, ils riaient aux éclats d'une même voix, et leurs foulées se coordonnaient sans même qu'ils n'aient à se forcer.
Le petit caméléon n'avait jamais été aussi heureux de sa vie. Tous les jours, il allait voir son amie aux cheveux bleus. Tous les jours, son sourire grandissait et son cœur jusque là délaissé se réchauffait. Il avait enfin droit à la quiétude qui avait toujours manqué à sa vie.
Mais si son bonheur au sein de sa nouvelle famille était bien réel, il fut toutefois de courte durée.
Et dans une spirale destructrice, l'âme innocente se perd, se craquelle et se tord.
Astalée n'avait rien vu venir.
Après une dizaine de mois en sa compagnie, le couple avait décidé qu'il ne voulait plus de lui. La femme, qui se croyait stérile, était tombée enceinte. Leurs revenus étant trop modestes pour se permettre d'accueillir un deuxième enfant dans leur foyer, les « parents » d'Astalée avaient décidé de se débarrasser de lui, qui n'était pas la chair de leur union.
De jour au lendemain, sans la moindre explication, on le reconduisit à l'orphelinat. Il était assez âgé maintenant pour comprendre ce qui était en train de se passer : on ne voulait plus de lui.
Cet abandon soudain détruisit le petit garçon : on venait de l'expulser du premier endroit où il s'était senti aimé. On venait de le priver de ses premiers amis, et on n'avait même pas jugé nécessaire de le laisser faire ses adieux auprès de ceux-ci.
Ce qu'il avait pris pour une famille, n'était en réalité qu'une farce. Il comprenait maintenant quelque chose qui ne lui avait jamais effleuré l'esprit avant : pour les autres, tout était remplaçable.
Il était remplaçable.
Et pourtant, péniblement, son essence survit.
De sa vie, plus jamais Astalée ne retrouva le bonheur éphémère qu'il avait eu la chance de caresser du bout de doigts à ses six ans.
Chaque nouvelle famille qui l'approchait pour l'accueillir en son sein finissait immanquablement par le détruire un peu plus de l'intérieur. D'apparence, elles semblaient pourtant tout à fait respectables de premier abord, mais quelque chose chez Astalée semblait toujours éveiller en chacune d'entre elles ce qu'elles avaient de plus mauvais.
Maltraitances, malnutrition, rejet, abandon : on ne l'épargnait de rien. Lorsqu'une famille le faisait coucher dans la cave, la suivante le battait pour avoir pris la parole sans en demander la permission.
Les rares fois où il avait eu des frères - qui n'avaient de frères que le nom -, ceux-ci étaient pires encore que leurs parents, jaloux de l'intérêt que ceux-ci portaient au garçon au physique atypique.
Le complexe d'Astalée était né.
Ses écailles, ses cheveux bleutés, ses changements de couleur impromptus : plutôt que d'en être fier, il en avait maintenant honte.
Au fil des années, le garçon lumineux et sociable s'était recroquevillé sur lui-même pour se réfugier dans ses cahiers, qu'ils remplissaient de textes et de poèmes en tous genres. C'était devenu son unique échappatoire, son remède contre les malheurs qui le frappaient sans cesse.
A l'aide de sa plume, il redessinait le monde avec ses propres mots. Ses vers communiquaient son chagrin, ses proses réinventaient son histoire. Assonances, allitérations et procédés stylistiques de toutes sortes lui permettaient de traduire son mal-être et ainsi de soulager son cœur.
Tout ce qu'il attendait, c'était le moment béni où on lui permettrait enfin de vivre sa vie comme il l'entendait, sans qu'on ne lui impose ces maudites familles qui ne l'approchaient que pour lui faire du mal.
Sous l'amoncellement de ses propres gravas
C'est à dix-huit ans qu'on lui permit enfin de prendre l'indépendance qu'il avait attendu toute sa vie.
Pour la première fois de sa vie, Astalée était maître de son destin.
Ayant eu vent de la qualité d'enseignement au lycée Xényla de la capitale, mais surtout de l'internat qu'il proposait à ses élèves, Astalée avait fait le choix d'y envoyer son inscription dès le lendemain de son anniversaire.
Là-bas, il était convaincu de pouvoir se fondre dans la masse, de ne plus être le beau monstre de foire bleuté qui attirait toujours tous les regards.
Une réponse positive lui fut adressée, l'invitant à se présenter aux examens d'admissions qui étaient de rigueur pour évaluer son niveau d'étude. Examens qu'il passa sans trop de peine, malgré la scolarité précaire à laquelle il avait eu droit jusqu'à présent.
Astalée allait donc faire sa rentrée en septembre là-bas, puisqu'il avait décidé de d'abord finir son année dans le lycée où il était inscrit à ce moment-là.
Évasion.
C'était le nom de la classe qui avait su le convaincre que cet endroit était celui qu'il avait toujours recherché. Grâce à elle, il allait enfin pouvoir laisser libre court à sa passion sans la moindre entrave.
Plus jamais on ne le forcerait à faire quelque chose qui lui déplaisait.
Ou du moins, c'est ce qu'il espérait.
Le jeune homme était loin de réaliser qu'il s'apprêtait à s'aventurer au sein d'un établissement encourageant les violences qu'il avait tant cherché à fuir, mais lorsqu'il apprit la mort de l'un de ses élèves, il était déjà trop tard.
La machine était à nouveau lancée.
Allait-il, encore une fois, s'y faire broyer ?
Quelque part, elle est simplement enfouie.